A Harvard, durant l’été 1993, apparaissait dans la revue Foreign Affairs un article au titre assez provocateur, «The clash of civilizations» ? (Le choc des civilisations ?). Son auteur : Samuel Huntington. La particularité de cet article, au-delà de l’enthousiasme qu’il provoqua, a été d’avoir connu plus de succès que certains événements internationaux qu’il prédira, à l’instar des attentats du 11 septembre 2001 contre les Etats-Unis. Au-delà de la problématique civilisationnelle que l’auteur y développa dans ses différentes réalités, cet article conçu comme la réponse à la thèse développée au lendemain de la guerre froide par Francis Fukuyama sur «la fin de l’histoire» sonnait comme un appel à la mobilisation de l’Occident qui doit réagir face à son déclin, une mise en garde et un appel à la stabilisation des relations entre les Nations grâce au poids déterminant des différentes civilisations, et non comme on l’a souvent pensé à tort, un bréviaire de la guerre des civilisations que l’auteur invitait justement à éviter.
L’objectif de Samuel Huntington était d’inviter l’Occident à cesser de faire la leçon au monde entier et d’accepter qu’il n’était plus seul au monde. «La diversité des cultures et des civilisations remet en question la croyance occidentale et américaine dans la vocation universelle et le bien-fondé de la culture occidentale», rappelait l’auteur.
Bref, Samuel Huntington en appelait à un nouvel ordre mondial pour une stabilisation des relations entre les Etats.
Mais que constate-t-on réellement au regard de la géopolitique mondiale ? Où va notre monde ?, pour reprendre l’intitulé de l’ouvrage de Pascal Lamy. Un «nouveau désordre mondial» qu’entretiennent plusieurs événements intervenus après la parution de l’article de Samuel Huntington : le référendum sur le Brexit, l’élection de Donald Trump aux Etats-Unis, la menace du populisme en Europe, et qui sonnent comme une forme de rejet de la mondialisation.
En effet, les ruptures politiques et économiques se multiplient de nos jours. Le système international n’est plus un facteur stable, mais plutôt miné de l’intérieur par des éléments d’incertitude qui, depuis la chute de l’Union soviétique en 1991, ont conduit aux attentats du World Trade Center en 2001, à la guerre en Irak en 2003, au «Printemps arabe» en 2011, à la guerre en Syrie et en Ukraine en 2013-2014, au Brexit anglais en 2016, jusqu’à déboucher à son paroxysme : l’élection de Donald Trump à la tête des Usa, et le triomphe de l’ère populiste qui change désormais la donne en politique. Autant d’événements qui ont changé notre monde.
La chute de l’Urss qui, entraînant la disparition du communisme, ouvre sur l’ère de l’économie libérale de marché, élément catalyseur de la mondialisation. Les attentats du 11 septembre 2001, révélant pour la première fois et avec grand effet de stupeur la fragilité des Etats-Unis. Cet épisode ouvrant sur la guerre en Irak qui témoigne de la démesure stratégique du premier gendarme du monde. Et à partir de ce moment, toute une série de réactions à la chaîne qui, depuis l’intervention en Irak, activa les crises au Moyen-Orient déclenchées par les massacres en Syrie, en Irak, et en Afghanistan, comme autant d’événements savamment déclenchés par les Etats-Unis, plus exactement par l’intervention américaine en Irak et en Afghanistan. Et l’Europe qui désormais découvre qu’elle n’est plus protégée par l’allié américain.
La mondialisation accuse un coup sévère en faisant l’expérience de sa propre faiblesse avec la crise économique des «subprimes» en 2008.
Pour ce qui concerne l’Europe, elle découvre impuissante que la fin de la guerre froide ne signe pas de facto la fin des guerres réelles, avec les crises graves en Russie, alimentées par l’enjeu que représente l’Ukraine, aussi bien pour le tsar Poutine que pour l’axe européen regroupé autour de l’Otan. Cette crise qui constitue un tournant radical dans les relations entre la Russie et l’Union Européenne, cette dernière qui entretient alors des ardeurs «séparatistes» envers Moscou, lesquelles ont fini par mettre le feu aux poudres en Crimée.
Autant d’événements qui ont suscité le désenchantement du monde en nous obligeant à nous poser la question du «sens»… Surtout que l’ordre mondial, bien avant l’avènement de Trump, a été fragilisé avec le retour de la Grande Russie sur la scène internationale ainsi que la montée en puissance vertigineuse de la Chine. Tout ce qui a fini par alimenter un indéniable retour du jeu des puissances et qui forcément bouleverse l’ordre international en redistribuant les cartes aux nouveaux acteurs qui font désormais la loi dans le monde. Et si à cela s’ajoute l’événement Trump, rendu plus compréhensible dans son intention profonde par cette phrase de Victor Orban, prononcé au lendemain du sacre du nouveau Président américain, «je me sens libéré de l’Union européenne et du politiquement correct», il y a fort à craindre pour le devenir de la démocratie, mais surtout pour l’avenir des droits de l’Homme.
Il demeure évident qu’au rythme de ses tweets assassins, Donald Trump a fini de nous montrer ce que valent vraiment à ses yeux le droit international et la logique du respect dû aux différents partenaires. Mais pour le Président des Usa, les droits de l’Homme sonnent presque comme un rêve politique. Même son de cloche chez Poutine et Bachar Al Assad avec leur pléthore de victimes, conséquence des attaques à l’arme chimique qu’ils ont cautionnées en Syrie.
Conséquence de tout cela : l’effondrement des démocraties par l’effritement des droits de l’Homme. Situation qui atteint son degré de paroxysme avec cette nouvelle guerre menée contre les migrants en Europe, avec le triomphe du populisme dont les acteurs se rapprochent de Trump en encourageant sa sombre vision que délimite le projet de construction d’un mur odieux traçant les frontières séparant les Usa et le Mexique. Entre-temps, le Brexit anglais aura fini par sonner le glas de cette entreprise aux desseins fièrement chantés par ses bâtisseurs (François Mitterrand et Helmut Kohl) que représente l’Union européenne.
Au vu de cette situation, il importe encore de se poser la question du «sens».