Dans un registre poétique, on aurait pu faire des larmes qui nous mouillent les yeux, un hommage éternel à leurs œuvres. Comprendre finalement, avec la douleur anoblie par la mansuétude, ce ciel esseulé qui a besoin de belles compagnies, et qui nous arrache nos amours. Expurger de la mort toute douleur, penser fort, jusqu’à l’exaucer, qu’au ciel ils ne font qu’un déménagement. La chanter, avec Caussimon, comme «suprême infirmière». Célébrer leur mort comme un couronnement, des lauriers et galons qu’une vie de génie a savamment empilés. On a beau essayer de verser de la poésie sur le deuil, le vernis s’estompe toujours pour découvrir le poison du malheur. Le temps du deuil est bien effrayant, car il ne se contourne pas. Il se dresse, allié du temps, comme inamovible condition du vivant. Et nous voici arrachés à nos stratégies d’esquive pour le pire, pour le meilleur, hypothétiquement.
Le dernier semestre, avec l’acide du supplice, a décimé la scène artistique sénégalaise. De Joe Ouakam à Médoune Diallo, en passant par d’autres monuments du patrimoine culturel, une douloureuse musique semble s’installer comme requiem du deuil national piochant toujours dans le génie jeune, ses malheureux élus. Je dois confesser ne connaître ces artistes que de loin. J’ai été amené à m’extasier devant leurs œuvres, à épouser leur esprit, mais jamais n’ai-je eu cette proximité familiale, amicale ou fraternelle. Ainsi, loin de l’intimité, je me pensais loin du deuil. Et pourtant, le flot de l’émoi collectif nous entraîne. Sans être complices de leurs tranches de vie, nous y sommes pourtant présents. C’est le privilège de l’art, cette magie du dévoilement qui fait disparaître les frontières. On aime les artistes parce qu’on aime leurs œuvres. Ces dernières ne sont que prétexte, car la contemplation et l’admiration pour l’ouvrage le sont toujours pour le créateur. Alors de Joe Ouakam, on ne garde pas qu’une silhouette de métal émaciée que coiffent des cheveux poudreux, ni ses haillons qui narguaient le luxe des mises. On ne garde pas non plus que l’image de ce tableau vivant qui a réussi à faire disparaître son art dans son être. On se souvient de beaucoup plus, d’une patte artistique qui a tissé sa toile, pour engendrer une réputation et des modèles. L’empreinte avait voyagé dans le pays et au-delà, consacrant la solitude si populeuse des destins d’artistes.
Pour son comparse Médoune Diallo, des générations endeuillées éprouvent cette dette du recueillement face à un destin discret. Les notes d’Africando survivront, berçant les âges ; et à la suite du génie du dévoilement se présente avec lui le génie de l’orfèvrerie. Celui des ateliers où le labeur solitaire produit l’explosion plus tard pour le grand nombre. La dette de gratitude crée une famille commune avec les inconnus. L’on se sent redevable d’émotions dont l’inestimable valeur, parce qu’«inévaluable», est un legs précieux. De ceci une bonne nouvelle : il y a dans le vent funèbre qui souffle à grandes flammes sur nos idoles, le signe que les piliers résistent au trépas, que la communion recrée la vie, reverdit l’éclat de l’œuvre, et qu’il y a dans l’art sénégalais un rayonnement qui émeut au-delà des seules sphères dakaroises ou initiées. De ceci malheureusement aussi, une mauvaise nouvelle : puisqu’il faut toujours faire faire de la mort un fumier d’espérance, tirer quelques leçons. Sur notre faillite collective, dirais-je nationale, à protéger nos artistes, à donner un contenu aux célébrations qu’on leur dédie, à les aimer autant avant la mort qu’après. L’enchaînement de disparus jeunes, aux conditions de vie fragiles, soumis à la sélection de précarité, dessinent en creux une condition d’artiste peu enviable. Elle ouvre souvent sur le choix «malaisant» entre l’exil ou la petite vie. Comment donner à la gloire nationale ce surplus d’âme et d’envergure pour qu’il n’ait besoin de l’ailleurs que pour le conquérir et non s’y réaliser ?
Je m’étais ému il y a peu de la vie de ces artistes, devenus anonymes, fauchés et précaires, rasant les murs pour éviter le soleil éteint de leur gloire passée. Je m’étais aussi ému, il y a quelques années, de ne pas assez entendre Oumar Pène dans ce silence glacé qui annonce parfois la maladie. J’avais crié mon émoi suite à la disparition de mes idoles de jeunesse, Pacotille et Ndongo Lô. Mes émotions avaient tissé inconsciemment le fil fragile de cette vie d’artiste au Sénégal où pour l’immense majorité, l’écho populaire ne rimait pas avec une inscription sereine de la vie. On savait que le talent n’était pas un gage, le succès ou la popularité non plus, découvre-t-on. Chez nous plus qu’ailleurs, l’instantané promène son ombre sur le pérenne. Devant cette loterie aux dés pipés, les artistes, mais pas qu’eux, sont tirés par la méchante main de la faucheuse. La mort sent le pauvre. Et la grande tragédie, c’est que nos artistes sont pauvres. L’entre-soi d’un petit nombre tisse un relationnel bienveillant et solidaire, un réseau où ruisselle la fortune de quelques-uns, mais le soir venu, la figure mythique des années 2000, celle du goorgorlu, étrenne ces nuits d’angoisse et d’incertitude du lendemain.
Pourvoir des réponses à nos artistes, c’est les aimer, les chérir et leur donner l’indépendance sans laquelle la création n’est qu’intéressée. Voici qui doit être un des chantiers de notre art. Sous-traiter nos talents à l’ailleurs, c’est les hypothéquer sans garantie. Beaucoup ont déjà fait le choix de l’exil, plus duveteux, avec le risque de la décoloration. Beaucoup y ont vu la genèse de leur fortune, la validation de leur carrière. Cette perte nous la pleurons, il serait temps, à rebours de cette poésie du deuil et de la plainte, d’œuvrer pour sa prévention. Une société se juge à sa manière de traiter ses enfants, ses femmes et ses artistes, pourvoyeurs, respectivement : d’avenir, de vie et d’émotions. Piliers d’épanouissement. Le ciel jaloux nous en veut de ne pas être de bons amants et reprend ses trésors.