En marge du 32e sommet des chefs d’Etat de l’Union africaine qui s’est tenu à Addis-Abeba les 10 et 11 février derniers, l’ambassadeur du Sénégal en Ethiopie, par ailleurs Représentant permanent du Sénégal auprès de l’Union africaine, son Excellence Baye Moctar Diop, a bien voulu nous accorder un entretien. Dans cette interview, il revient sur les temps forts du sommet, la nouvelle dynamique de l’Ua pour prendre en charge les questions de développement de l’Afrique, la question de la zone de libre-échange continentale souhaitée par l’institution continentale et la participation du Sénégal aux travaux, entre autres.

Le 32ème sommet des chefs d’Etat de l’Ua vient de prendre fin sous le thème consacré aux déplacements internes des personnes. Qu’est-ce qu’on peut retenir au sortir de ces deux jours d’échanges ?
C’était un sommet très riche en évènements, en activités à la fois statutaires et parallèles. Parmi les nombreuses activités qui ont été tenues lors du sommet, on peut retenir le lancement officiel du thème de l’année pour 2019, les rapports attendus chaque année, notamment celui portant sur les réformes institutionnelles de l’institution avec, cette année, un accent particulier sur le financement de l’Union africaine et l’adoption d’un nouveau barème des contributions des Etats membres assorti d’un fonds pour la paix de l’Ua.
Autre temps fort du sommet, le rapport sur la zone de libre-échange continentale de l’Union africaine qui fait partie des programmes phare de l’agenda 2063 de l’Union.
Avec le lancement du thème de l’année, ces deux rapports ont été très attendus et fait l’objet de débats approfondis. Au titre des évènements parallèles, il y a eu un sommet co-organisé conjointement par le président de la conférence, c’est-à-dire le président de la République du Rwanda, et la Commission de l’Union africaine et qui portait sur les financements de la santé en Afrique. Voilà, entre autres activités, ce que nous pouvons retenir comme programmes phare du 32e sommet qui vient de s’achever à Addis-Abeba.

Quel est l’enjeu pour l’Ua de venir à bout du phénomène des personnes déplacées internes ?
Le thème de cette année qui porte sur les réfugiés, les rapatriés, les déplacés en Afrique est d’une importance capitale, car il traite d’un problème épineux qui se pose avec acuité. Il renseigne sur une situation humanitaire des plus alarmantes dans le monde. En effet, il faut rappeler que sur les 68 millions de réfugiés, de personnes déplacées internes que compte le monde, le 1/3 se trouve en Afrique. A cela s’ajoute un nombre important de demandeurs d’asile, de réfugiés et d’apatrides. Il y a 720 mille apatrides dénombrés sur le sol africain. Voilà en quelques mots la situation humanitaire difficile de l’Afrique et qui appelle une prise en charge au plus haut niveau des Etats membres de l’Union africaine. En consacrant ce thème aux personnes déplacées, l’Union vise à renforcer son plaidoyer en faveur des couches vulnérables de la population africaine, de la ratification des deux principaux instruments juridiques de l’Ua, consacrés à ces derniers. Il s’agit de la convention de 1969 de l’ancienne Oua sur les réfugiés et celle de 2009 de l’Union africaine pour la protection et l’aide aux déplacés internes en Afrique. La promotion du thème de cette année est confiée au président de la République de Guinée Equatoriale, Son Excellence Théodore Obiang Nguema Mbazogo. Il est à ce titre chargé de porter le plaidoyer et de prêcher la bonne parole de l’Union africaine partout où besoin sera sur les instances multilatérales, notamment au niveau des Nations unies, pour une meilleure prise en charge de la question. Avec lui, d’autres activités seront menées comme la promotion de la ratification des deux conventions qui sont consacrées à ces personnes vulnérables. Entre autres activités, on peut retenir l’organisation de 6 réunions de consultation sous régionales avec les communautés économiques régionales telles que la Cedeao, la Sadc etc. Il est également prévu, mais c’est à confirmer, un sommet humanitaire sur les réfugiés, les personnes déplacées et les rapatriés vers la fin de l’année. Il y a également le plaidoyer en faveur de l’intégration de ces instruments juridiques dans l’ordonnancement juridique interne des Etats membres. De même, il est prévu une exposition itinérante consacrée aux mêmes cibles de façon à attirer l’attention des populations locales sur la situation difficile que vivent les réfugiés, rapatriés et personnes déplacées internes. Au total, beaucoup d’activités vont rythmer le programme de promotion du thème de l’année 2019.

La convention de Kampala de 2009 traitait de ces questions. Est-ce que le choix du thème a été pertinent si l’on sait qu’il y a déjà une convention qui s’en charge et qui n’arrive pas à être mise en œuvre par l’Ua ?
C’est vrai. C’est un point très important que vous venez de souligner. Mais une chose est d’adopter des instruments juridiques au niveau régional et une autre est de les ratifier. La ratification est faite par les Parlements nationaux et chaque Etat membre décide souverainement de quand et comment il compte les ratifier. Ensuite, après la ratification, il y a une autre étape qui consiste à adapter la législation interne à cet instrument juridique de portée continentale. Il y a plusieurs étapes qui doivent rythmer le programme de promotion, de ratification et de domestication de ces instruments juridiques. Le thème vient donc pour secouer un peu la sensibilité des Etats membres et les sensibiliser davantage sur la situation des personnes concernées. C’est aussi une façon d’inviter les Etats membres à davantage accorder leur attention à cette question qui se pose avec acuité sur le continent. Sous ce rapport, je pense que le choix du thème de l’année est pertinent et vise des objectifs spécifiques qui, à terme, bénéficieront à toutes les populations africaines. Cela va permettre une meilleure coordination à l’échelle du continent et accroître la solidarité en faveur de ces personnes en situation difficile, car il faut rappeler que le phénomène des déplacés internes est une source d’insécurité grandissante qui menace la sécurité intérieure et la stabilité de nos Etats.

Des voix s’élèvent contre le choix du Président égyptien, Abdel Fattah Al-Sissi, à la tête de l’Ua, qu’on pense utilisera son nouveau statut pour renforcer son leadership au niveau mondial au détriment des objectifs et priorités de l’Ua (…)
Je voudrais juste dire à ce propos qu’au niveau de l’Union africaine, les décisions sont prises par consensus et rien ne s’impose. Aucun Etat membre ne peut imposer son point de vue aux autres. Tout se discute, se débat jusqu’à ce que le consensus l’emporte sur les positions figées des uns et des autres. Par conséquent, quel que soit le président qui arrive à la tête de la conférence, il devra s’appuyer sur un mandat fort des Etats membres. Je ne pense pas que le président de la conférence qui qu’il soit puisse engager l’Union africaine sur une question dont il n’a pas reçu au préalable l’habilitation des Etats membres. C’est pour rassurer les uns et les autres sur ces aspects précis. Cependant, le président de l’Union africaine sera le porte-voix, le porte-parole de l’Afrique pendant une année au cours de laquelle il a la lourde tâche de représenter toute l’Afrique à différentes rencontres sur le plan international (G7, G20, aux Nations unies, à l’Union européenne), bref auprès de tous les partenaires de l’Afrique. Toutefois, il veillera particulièrement à ce que le message qu’il va délivrer au nom de l’Afrique puisse être rassembleur, un message dans lequel tous les Etats membres se reconnaîtront. Je pense que le Président égyptien est bien conscient de sa mission et de son rôle en tant que président de l’Union africaine pendant un an. Je rappelle ensuite que ce n’est pas la première fois que l’Egypte préside la conférence de l’Union africaine. L’Egypte est un grand pays d’Afrique et nous devons lui faire confiance et l’accompagner dans ses nouvelles tâches pour le bien de tous.

Il y a une différence entre le président de l’Ua sortant, Paul Kagamé, et l’entrant, Abdel Fattah Al-Sissi, pour lequel la question de la sécurité apparaît comme primordiale (…). Le travail déjà entamé et les projets en cours de l’Ua ne vont-ils pas souffrir ?
En abordant cette question, vous faites allusion au programme de l’Ua «Faire taire les armes d’ici 2020». Cela peut paraître assez juste comme délai. Néanmoins pour moi, l’essentiel est d’afficher son ambition, de rapprocher les délais pour faire en sorte que l’objectif puisse être atteint dans le court/moyen terme. Il ne sert à rien d’allonger les délais si on peut atteindre le même objectif dans un temps raisonnable. Le programme s’appuie sur l’amnistie générale. Il y a chaque année une journée consacrée à l’amnistie et où tous les groupes armés sont invités à déposer les armes. Sous ce rapport, le programme ne demande pas beaucoup d’efforts. On n’a pas besoin d’un long délai pour ça. Si la sécurité fait partie des objectifs de l’Egypte, c’est à juste titre parce qu’il ne faudrait pas ignorer les difficultés que nous avons sur le plan de la paix et de la sécurité. La paix et la sécurité resteront pour toujours une priorité pour l’Afrique. Et ce, tant que nous n’aurons pas réussi à vaincre les crises et les conflits qui sévissent un peu partout en Afrique. Ce n’est donc que justice si l’Egypte ambitionne de faire de la sécurité l’une de ses priorités. Par ailleurs, je signale que sur le document que j’ai lu, et si on en juge par la déclaration du Président Al-Sissi qu’il a faite lors du sommet, ses priorités portent bien évidemment sur la sécurité, mais aussi sur la culture, la poursuite du programme de réformes institutionnelles de l’Union africaine ; bref, il ne s’aurait y avoir de rupture entre ce que faisait le Président Kagamé et le Président Abdel Fattah Al-Sissi. Le programme n’appartient pas au président de la conférence. C’est un programme de l’Union africaine, donc des 55 Etats membres.

Quelle a été la participation du Sénégal lors du 32e sommet ?
On a noté une bonne participation du Sénégal, malgré l’absence du président de la République, Macky Sall, qui a été très remarquée. Pour être honnête avec vous, son ombre a plané sur les travaux du sommet. Il suffit d’en juger d’abord par le nombre impressionnant de demandes de rencontre bilatérale que nous avons enregistré au niveau de l’ambassade et par le nombre d’invitations à participer comme panéliste ou orateur principal à des évènements parallèles qui lui sont adressés. Il faut noter que le Président Macky Sall est particulièrement apprécié à Addis-Abeba pour ses points de vue pertinents, riches en enseignements et équilibrés, le tout exprimé dans un style plein de sagesse, de modération et d’humilité qui ne heurte personne. Il est également apprécié pour son leadership international incontestable qui fait de lui un interlocuteur crédible et respecté par les leaders du G7 et du G20. Il est aussi respecté par les Etats membres de l’Ua qui sont unanimes à reconnaître que depuis la création du Nepad au début des années 2000, l’Afrique n’a jamais eu un porte-parole sur les questions de partenariat de la trempe du Président Macky Sall. Il a mené avec succès le plaidoyer de l’Afrique sur des sujets d’une importance stratégique pour le développement économique et social du continent. C’est le cas pour le développement des infrastructures, l’énergie, l’agriculture, l’industrialisation, la lutte contre les flux financiers illicites et la gouvernance des ressources naturelles. Il va sans dire qu’avoir un leader comme lui à une rencontre de cette portée apporte une plus-value aux débats, rehausse le prestige des personnalités rencontrées et renforce la légitimité des décisions issues des réunions.
En termes de bilan de notre participation aux travaux du sommet, je peux dire qu’en l’absence du Président Macky Sall, la délégation sénégalaise, conduite par Mme Gnounka Diouf, ministre-conseiller du président de la République, a pris part aux réunions statutaires et fait entendre la voix du Sénégal.
Elle a notamment partagé son point de vue et son expérience sur les différentes thématiques qui ont été abordées en particulier sur le thème de l’année où sa déclaration a insisté sur la nécessité de respecter les droits fondamentaux des personnes déplacées, des réfugiés, entre autres. Elle est également intervenue au nom du chef de l’Etat sur la réforme de l’Union africaine, notamment sur la question spécifique qui touche la transformation du Nepad en agence de développement de l’Union africaine. A ce niveau, il faut dire que c’est le Sénégal, à travers le Président Macky Sall qui préside le comité d’orientation des chefs d’Etat et du Nepad. Elle a fait aussi une déclaration sur l’Etat de la gouvernance en Afrique dans le cadre du Mécanisme africain d’évaluation par les pairs (Maep) où nous avons partagé nos expériences en matière de lutte contre la corruption et de gestion des ressources naturelles. L’état de la paix et de la sécurité en Afrique intéresse tout le monde. Là aussi, nous sommes intervenus pour saluer les progrès enregistrés récemment en Centrafrique et au niveau de la Corne de l’Afrique, et apporter notre solidarités aux pays qui sont encore touchés par les crises ou les conflits, surtout ceux qui font face au terrorisme et à l’extrémisme violent comme au Sahel. Nous sommes également intervenus sur la question de la migration à la suite de la présentation d’un rapport sur l’opérationnalisation de l’Observatoire africain des phénomènes migratoires. C’était une participation active et comme d’habitude très appréciée avec des déclarations riches qui s’appuient sur notre expérience avec la simple volonté de partager ce que nous sommes en train de faire de mieux au Sénégal.

L’un des autres enjeux de l’Ua est l’établissement de la zone de libre-échange continentale. Où en est la situation ?
La zone de libre-échange continentale africaine fait partie des projets phare de l’Union Africaine inscrite dans l’agenda 2063. L’accord portant établissement d’une zone de libre-échange à l’échelle du continent a été signé en mars 2018 à Kigali. A ce jour, moins d’un an après sa signature, l’accord a enregistré 17 ratifications dont celle du Sénégal. Je rappelle qu’il en faut 22 pour que l’accord puisse entrer en vigueur. Le Sénégal l’a ratifié le 23 janvier dernier après un processus interne de concertation avec toutes les parties prenantes. L’ensemble des parties intéressées et concernées par l’accord a été mobilisé dans le cadre d’une concertation nationale, de façon à bâtir un consensus fort sur la nécessité pour le Sénégal de ratifier l’accord. Le processus a inspiré l’Union africaine qui a envoyé à Dakar une mission du département en charge de l’industrie et du commerce pour s’inspirer de notre expérience. Il est prévu en juillet à Niamey, au Niger, un sommet extraordinaire sur un jour pour procéder au lancement officiel de la zone de libre-échange continentale.
La Zlecaf est un programme qui a beaucoup d’opportunités et qui vise entre autres à unir un marché de 1,2 milliard de consommateurs, représentant près de 4 000 milliards du Pib. Les prévisions les plus optimistes tablent sur une croissance du commerce intra-africain de 52,3%. Actuellement, il faut le souligner, le commerce intra-africain ne représente que 10% des échanges réalisés sur le continent. Pourtant, dans des zones comme l’Union européenne, en Asie ou encore en Amérique du nord, le commerce intra régional est respectivement de 70%, 52% et 50% des échanges.

Avec des prévisions de 52% du développement du commerce intra-africain, vous pouvez imaginer, les attentes sont assez fortes…
Naturellement, c’est une situation qui va engendrer des pertes en termes de droit de douane, mais les opportunités sont de loin plus importantes que les faiblesses. Le Sénégal s’y prépare parce qu’il s’agit de bien préparer nos commerçants et notre industrie locale à l’arrivée de nouveaux produits. Il faut également les préparer à saisir toutes les opportunités qu’offre l’ouverture de notre marché. D’ailleurs, je pense que des études ont déjà été réalisées à ce sujet et les prévisions sont optimistes. Le Sénégal tirera, j’en suis convaincu, grand profit de l’ouverture de son marché aux autres produits africains.