Le cinéaste mexicain Guillermo Del Toro vient de prendre sa revanche après que le Festival de cannes s’est détourné de son génial «Le labyrinthe de Pan» en 2006, un autre de ses films à «créatures fantastiques».

Il faut dire que depuis bientôt deux décennies, le monde du cinéma en général et les jurés en particulier ont la manie de primer davantage ce que l’on peut appeler «les films à scénario», au détriment des œuvres à forte mise en scène. Le mouvement du cinéma est oscillatoire, il tangue entre les grandes mises en scène, les films à forte réalisation et les films idéels, les œuvres à fortes idées. On dirait que nous sommes aujourd’hui dans une période du scénario. Les grands cinéastes iraniens Jahfar Panahi et Asghar Farhadi sont de formidables cinéastes à scénario. Regardez Une séparation, Le passé, Le client. Ken Loach, le Britannique, a bâti sa réputation sur les remarquables films à scénario qui lui ont valu deux palmes d’or.
Quant aux oscars 2018, on peut dire que Three Billboards, Les panneaux de la vengeance de Martin Mc Donagh est un excellent film, mais il est loin derrière le formidable La forme de l’eau de Guillermo Del Toro. Encore une fois, l’œuvre de Martin est un excellent film à scénario, une histoire de justice et de vengeance à l’américaine. Le portrait émouvant d’une dame de fer tenu par une effrayante Frances Mc Dormand qui lutte contre toute une ville pour que justice lui soit rendue. Sa fille a été violée et brûlée vive et depuis des années l’enquête n’avance pas. Elle décide de prendre les choses en main, à sa manière. Un bon film, mais comme tous les bons films d’aujourd’hui, l’auteur ne prend aucun risque dans la mise en scène. Rien que la présence de l’acteur Sam Rockwell, qui tient le rôle du flic ambigu quasi-analphabète et au fond pas mauvais, vaut le détour. Son oscar du meilleur acteur dans un second rôle est amplement mérité, ainsi que celui de Frances, dans le premier rôle.
Beaucoup de films encensés et même primés ces dernières années s’éloignent nettement de la créativité «scénique». C’est le cas de Moonlight qui a remporté l’oscar du meilleur film l’année dernière. Un film moyen, une œuvre passable pour un Oscar, l’un des plus mauvais depuis vingt ans. Il faut à la vérité dire que depuis Million dollars baby de Clint Eastwood en 2004, aucun film oscarisé n’a pu frôler le chef-d’œuvre. Cette année 2018, c’est un cinéaste-cinéphile qui vient d’être primé, un grand connaisseur, un réalisateur qui a regardé beaucoup de films depuis les classiques. Ses commentaires sur le cinéma fantastique, espagnol en particulier, démontrent une grande culture cinématographique et un regard profond sur les grandes œuvres. Il faut dire qu’il y a des réalisateurs de renom qui ne sont pas cinéphiles du tout et qui ne s’en cachent pas. Nous sommes d’ailleurs dans une période de film-makers, de «faiseurs de films» qui n’ont même pas vu Sunrise de Murnau, pour reprendre le reproche de Claude Chabrol fait aux nombreux critiques contemporains. La nouvelle vague française et le néoréalisme italien, n’en parlons pas !
Guillermo Del Toro est l’un des plus grands créateurs cinématographiques, il fait du cinéma et pas seulement des films. Ses œuvres peuvent être étudiées et commentées dans les écoles de cinéma. Depuis L’échine du diable, un véritable chef-d’œuvre moderne qui, paraît-il, lui a pris treize années d’écriture, jusqu’à La forme de l’eau qui est le sommet aujourd’hui, en passant par Le labyrinthe de Pan, un conte fantastique à arrière-plans historiques et politiques (la guerre d’Espagne), Guillermo Del Toro semble nous dire que le cinéma est au fond un roman fantastique. Ses œuvres sont «littéraires», si l’on peut dire, comme les classiques : La règle du jeu de Jean Renoir, Citizen Kane de Orson Welles, l’Ordet de Karl Dreyer, Amarcord de Fellini, Le mépris de Jean Luc Godard, Van Gogh de Maurice Pialat, mais l’auteur y met sa fantaisie, son éclectisme, son goût du fantastique et ses références historico-sociales (la guerre froide, le racisme et l’intolérance dans La forme de l’eau), un nouveau conte philosophique et esthétique autour d’une romance classique, non pas de la belle qui a raison de la bête à la fin, mais le sujet est magistralement inversé. Allez regarder le film ! Il y a tout ce qu’un cinéphile peut aimer, jusqu’à la photographie en clair jaunie et obscure digne de Nestor Almendros, elle est tenue par Dan Laustsen ; la musique est de Alexandre Desplat (primé), les mises en abymes et les références au grand écran, surtout aux péplums et la salle obscure sont un appel à l’art cinématographique. L’eau n’a pas de forme, elle prend ici la forme de l’amour puisqu’elle est source de vie. C’est tout le sens de la chute finale du film. C’est l’eau qui donne la vie et permet la renaissance. Elise Esposito, une jeune femme muette, rôle tenue par une hallucinante Sally Jenkins, est la véritable héroïne de ce roman dont la voix du silence résonne dans le cœur de la créature qui est loin d’être bête. La forme de l’eau est un poème humaniste qui fait renaître sans fanfaronnade le cinéma et la mise en scène, avec tout ce qu’elle comporte de délices musicaux et de citations filmiques.